Extrait de Jamais deux sans trois, tome 1 : Unicité – Chapitre 1 : Des frères à vendre

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Chapitre 1 : Des frères à vendre

— Ryan est mort.

Cassandra avait décidé de le dire sur un ton léger, entre deux gorgées de café, pour éviter d’inquiéter sa meilleure amie, mais la déclaration, lugubre, accompagnée d’un sourire irrépressible, eut l’air d’avoir l’effet inverse. Son interlocutrice écarquilla ses grands yeux bruns, ouvrit la bouche sur des mots qui refusaient d’en sortir.

Juliana Rivoli, normalement si loquace, ressemblait à une carpe hors de l’eau, bouche bée!

Cassie éclata de rire devant ce tableau improbable, puis pinça les lèvres en s’excusant du regard auprès de la poignée de clients qui fronçaient les sourcils dans sa direction. Elle venait manifestement de les déranger dans leur moment de quiétude. Lorsqu’elle reporta son attention sur Juliana, cette dernière l’observait avec circonspection.

— Allons, Ju, ne fais pas cette tête! Je vais bien, je te le promets.

Elle prit une lente inspiration en plongeant le regard dans le sien, mais détourna les yeux en premier.

Bon, d’accord. Peut-être que Juliana avait raison d’être préoccupée par son ton guilleret.

Mais après ce soir, Cassie ne pourrait virtuellement pas aller mieux!

Repoussant de la main quelques mèches qui tombaient sur son visage, elle décida de réorienter la discussion. Après tout, qu’y avait-il de plus à dire? Juliana connaissait déjà tout ce qu’il y avait à savoir sur cette triste histoire, et Cassandra ne désirait pas s’attarder sur cette portion (enfin!) révolue de son existence. Elle balaya le sujet en même temps que l’air entre elles, espérant ainsi fournir à son amie assez d’oxygène pour redémarrer son cerveau.

— Alors, comment vont tes frères? Ont-ils hâte de revenir?

Au nombre de trois, ils devaient rentrer ce soir d’Italie, leur terre natale, après y avoir passé deux années complètes. Comme il y avait maintenant un mois que Juliana n’en dormait plus d’excitation, le changement de sujet fonctionna : l’Italienne retrouva l’usage de la parole.

— Oh, pour ça, ils ont hâte! déclara-t-elle en roulant des yeux. Luca a fourni à la mamma[1] une liste d’épicerie longue comme le bras, Tobia a déjà réservé la télé du sous-sol pour jouer à la console, et Antonio m’a demandé si je pouvais mettre ses draps dans la sécheuse en arrivant.

Cassandra gloussa devant des requêtes qui en auraient interloqué bien d’autres. Elle avait toujours perçu les frères de Juliana comme le cas typique des « garçons à maman » italiens trop gâtés, et cette déclaration ne faisait que confirmer sa théorie. Elle était à la fois curieuse de les rencontrer, et extrêmement nerveuse. Juliana lui en avait tellement parlé qu’elle avait l’impression de les connaître sur le bout des doigts!

Leur départ avait été très dur pour elle, et c’était ce moment qui les avait mises sur le chemin l’une de l’autre. Leur retour au pays était un événement important qui promettait de lui montrer une facette différente de son amie : celle de la petite sœur incomprise.

— Et toi, comment tu vas, pour de vrai? demanda Juliana, les sourcils froncés. T’as beau avoir de quoi te réjouir, t’as l’air un peu pâle. Enfin, plus que d’habitude, je veux dire.

Cassandra éclata de rire une nouvelle fois. Avec sa peau qui, sans être laiteuse, rougissait à la simple mention du soleil, elle était l’opposé de son amie qui, elle, profitait d’un hâle naturel dès qu’elle mettait le nez dehors, beau temps mauvais temps. Ses cheveux, blonds et raides, comportaient des mèches cendrées, alors que ceux de Juliana avaient la couleur et l’ondulation d’une fontaine de chocolat au lait.

Malgré la pointe d’humour employée pour aborder la question, Cassandra savait que son amie était réellement préoccupée par sa santé mentale. Elle regrettait de lui en avoir parlé, maintenant.

— Ça ne change absolument rien à mon quotidien…

— … sauf que tu n’as plus à t’inquiéter de le voir sortir de prison dans six mois, termina pour elle Juliana avec hargne. Moi, je dis : karma, puttana[2].

Cassie fit les gros yeux devant le juron en italien, mais son reproche silencieux ne tint pas très longtemps, vite remplacé par un sourire reconnaissant. Son amie avait le don de dire exactement ce qu’il fallait à sa place.

Un silence confortable plana entre elles l’instant d’une gorgée de chocolat chaud.

— Quand l’as-tu su? demanda Juliana le plus calmement du monde. Tu sais comment il est mort?

— Je l’ai su ce matin. Je ne sais pas comment c’est arrivé, je n’ai pas posé de question… et pour être honnête, je m’en fiche.

À bientôt vingt-sept ans, elle désirait juste reprendre sa vie maintenant que la menace était écartée de façon définitive.

— D’ailleurs, déclara-t-elle en poursuivant à haute voix son raisonnement interne, je vais au cimetière tout à l’heure. Je veux le voir de mes propres yeux.

Sinon elle n’y croirait jamais complètement.

Juliana hocha la tête en silence. Elle savait ce que ce moment représentait pour elle. Elle posa une main sur la sienne avec sollicitude.

— Je suis là si tu veux en parler, OK? Le retour de mes frères ne changera pas ça.

Cassandra sourit avec tendresse.

— Je sais, lui assura-t-elle en croisant les bras pour s’appuyer sur la table entre elles. Allez, changeons de sujet, je t’en prie! On parle de ce que tu veux, mais pas de Ryan. On ne parle plus jamais de lui.

— On ne parle plus jamais de qui?

— De…

Cassie faillit manquer la lueur d’amusement dans les yeux de son amie.

— Alors, reprit-elle en expirant son soulagement, et si tu me parlais de tes cours?

Juliana étudiait la haute couture depuis un an. Elle cousait depuis son enfance, mais ce n’était qu’après avoir tenté plusieurs programmes, en vain, que, appuyée par ses frères, elle avait décidé de se lancer dans cette aventure qu’elle ne paraissait pas regretter le moins du monde.

En plus, elle avait du talent à revendre, même si ses enseignants ne semblaient pas toujours de cet avis.

Contrairement à Cassandra, qui affrontait sa propre rentrée des classes le lendemain, Juliana avait commencé sa dernière année de cours la semaine dernière et, selon ses dires, elle avait déjà son lot de travaux à venir. Cassie se laissa emporter par l’enthousiasme qui transportait son amie dès qu’elle parlait de son domaine d’études. Elle posait des questions sans toujours comprendre l’entièreté des réponses, en dépit du fait qu’elle cousait elle-même à l’occasion. Elle aimait simplement voir son amie emballée par ses divers projets.

« I’m a Barbie Girl, in a Barbie world..! »

Complètement absorbées par leur discussion, Cassie et Juliana sursautèrent en réponse à cette interruption musicale. Une autre forme de bonheur s’empara de Juliana quand elle vit le nom de l’appelant : « Tobia ». Elle saisit l’appareil pour décrocher, un petit couinement s’échappant d’entre ses lèvres.

Après les salutations d’usage — seules paroles que Cassandra était en mesure de reconnaître en italien, mis à part son propre prénom —, Juliana posa une main sur l’émetteur, des étoiles dans les yeux.

— C’est Tobia! Leur autobus vient d’arriver à Ottawa. Ils sont en avance, je ne les attendais pas avant vingt-et-une heures!

Cassie haussa un sourcil après avoir jeté un œil sur l’horloge du café : dix-neuf heures trente. Elle devrait bientôt partir pour terminer de préparer ses affaires en vue de sa première journée de cours et se coucher tôt. Sans oublier qu’elle devait passer faire cette visite imprévue, mais nécessaire, à son ex-petit ami mort.

Autour d’elles, les tuiles caramel et le mobilier de bois étaient éclairés par les derniers rayons de soleil orangés grâce aux immenses baies vitrées qui escortaient les clients d’un bout à l’autre de l’établissement. L’achalandage dans le café n’avait fait qu’augmenter depuis leur arrivée deux heures plus tôt. Aux tables, les discussions allaient bon train, et une file s’était formée devant le comptoir, ce qui créait un brouhaha assez fort pour que Juliana ait besoin de se boucher une oreille pour entendre son interlocuteur. Le visage renfrogné, elle débattit avec son frère un moment avant de finalement raccrocher et de déposer l’appareil devant elle. Les coudes appuyés sur la table, elle se frictionna les tempes, visiblement irritée.

— Je te jure, ils sont même pas arrivés qu’ils m’agacent déjà. Qu’est-ce que ça va être quand ils seront à la maison? Tu crois qu’il est trop tard pour les renvoyer là-bas?

Cassandra retint un rire devant la moue de sa meilleure amie.

— Arrête! Ils ne doivent pas être si terribles!

Juliana roula des yeux en jouant avec la cuillère dans sa tasse.

— Tu sais, cette annonce pour le lait… Un c’est bien, mais deux c’est mieux? Eh bien, dans mon cas, je dirais plutôt qu’un c’est bien, deux c’est mieux, trois c’est… compliqué!

Cette hypothèse n’était pas complètement inconcevable. Cassie n’avait que sa tante et son cousin, et parfois ce dernier lui donnait la migraine : elle imaginait sans mal qu’avoir trois frères pouvait être problématique par moment. Les amies laissèrent les autres conversations couvrir leur silence un instant.

— Tu sais, si ça peut te rassurer, vu leur âge, ils quitteront sûrement la maison bientôt. Tout n’est pas perd…

Cassandra s’interrompit d’un coup. Juliana levait déjà des yeux remplis d’espoir vers elle.

— Hé, mais c’est une idée, ça! Je pourrais t’en envoyer un ou deux en pension! Tu m’as dit l’autre jour que t’avais une chambre en trop…

Elle avait bien trop bonne mémoire au goût de Cassandra. Sachant que son amie blaguait (au moins à moitié), Cassie affecta un air outré.

— Tu veux que j’héberge de parfaits inconnus chez moi?

— C’est vrai que ça fait un peu précipité, convint Juliana en croisant les bras.

— Un peu?

Juliana tapa dans ses mains et déclara d’un ton de présentateur télé :

— Mais si tu commandes tout de suite, je te laisse le deuxième à moitié prix. Et tu as trente jours pour les échanger en cas de problème. Pas de questions, pas de commentaires. Satisfaction garantie, ou argent remis!

En dépit du fait que son condo lui paraissait grand par moments, Cassie était encore trop anxieuse pour laisser entrer un inconnu chez elle, même s’il avait des liens de sang avec sa meilleure amie. Elle n’avait donc aucune intention de prendre qui que ce soit en pension, et ça, Juliana devait forcément le savoir. Elle décida quand même de jouer le jeu et fit mine de considérer l’offre.

Le poing collé à son menton, elle porta un index en travers de ses lèvres dans une posture songeuse.

— Est-ce qu’ils savent cuisiner?

— Tobia, comme un pro; Antonio, passablement bien; Luca est incapable de réussir des pâtes al dente.

Cassandra faillit s’étouffer de rire devant cette déclaration qui semblait pénible à formuler pour son amie, dont une grimace déformait le beau visage. Qu’un Italien ne sache pas cuisiner des pâtes la surprenait, certes, cependant elle était bien sortie avec un Anglais qui détestait le thé, alors pourquoi pas?

— Est-ce qu’ils savent installer des étagères?

— Bien entendu. C’est la base, quand même, non?

— Ils mangent beaucoup?

Les paupières de Juliana papillonnèrent.

— Tu pourrais te faire une idée toi-même demain soir…

Chaque fois que l’Italienne l’avait invitée à souper avec eux pour le retour de ses frères, Cassandra avait trouvé un prétexte, gênée à l’idée de s’immiscer dans un moment qui devrait être intime. Avant qu’elle n’ait le temps de lui exposer le fond de ses pensées, Juliana précisa :

— Allez, tu fais presque partie de la famille! La mamma est en congé pour l’occasion, et on prévoit faire des spaghettis, rien de bien extraordinaire. Je suis certaine qu’ils seraient contents d’enfin te rencontrer, vu que je leur ai peut-être un peu parlé de toi…

Pour la première fois depuis le début de leur conversation, Juliana évita son regard. Cassandra s’humecta les lèvres, incertaine de la manière correcte d’interpréter cet aveu. Devait-elle y voir un geste innocent visant à simplement parler de sa meilleure amie, ou une façon d’essayer de la caser avec l’un de ses frères maintenant qu’elle était libérée d’un poids important dans sa vie?

À voir le malaise de Juliana, il devait y avoir un peu des deux.

— Juste si personne n’y voit d’inconvénient, concéda finalement Cassandra en repoussant une nouvelle mèche rebelle de devant ses yeux. C’est quand même leur souper d’accueil, je ne voudrais pas m’y imposer.

En vérité, elle souhaitait secrètement que les trois hommes veuillent se retrouver en famille. En toute logique, si elle savait qu’Antonio était frileux, que Luca était gourmand, et Tobia, charmeur, les garçons en savaient probablement autant sur elle.

Juliana leur avait-elle parlé de Ryan?

Non… jamais elle n’oserait. Même si Juliana était par nature exubérante et ouverte, elle était également consciente de ce qu’un tel geste représenterait. Elle respectait son intimité.

Cassie avait confiance en son amie, aussi ses doutes furent-ils balayés quand elle reçut une étreinte de gratitude accompagnée d’un nouveau couinement enthousiaste.

— Mercimercimerci!

— Demande à tes frères s’ils sont d’accord, avant de me remercier…

Au moment où l’Italienne se détachait d’elle et allait se saisir des tasses vides, le téléphone se remit à chanter sur la table.

— Tiens, demande-le-leur toi-même, déclara Juliana en lui jetant presque l’appareil dans les mains. Je reviens.

— Mais… tenta de rouspéter Cassandra en jonglant pour éviter de le laisser tomber. Attends, Ju!

Trop tard : l’Italienne se frayait déjà un chemin vers le comptoir, porcelaine vide en main, et elle… venait d’appuyer involontairement sur le bouton rouge, tuant net la sonnerie. « Oh non! » Coupable, elle déposa le téléphone avec délicatesse sur la table, où il se ranima dans l’instant sous ses yeux. C’était Tobia. Elle s’empressa de décrocher la ligne.

La voix à l’autre bout du fil était agacée. Très agacée. En réponse au monologue italien assez évocateur pour se passer de réelle traduction, Cassie tenta de se justifier entre deux syllabes agressives :

— Je suis désolée. Juliana m’a lancé son téléphone, et…

L’homme s’interrompit aussitôt, alors même que Cassie était convaincue de ne pas avoir parlé assez fort pour qu’il l’entende au travers de sa diatribe. Quand il reprit la parole, dans un français très accentué cette fois, il y avait un sourire dans son ton.

— À qui dois-je donc cette voix, qui ne peut appartenir qu’à un ange?

Cassandra gloussa, plus envoûtée par le roulement prononcé de ses « r » et l’accent chantant contre son oreille que par cette question complètement cliché. Tobia avait une voix chaude, caressante, qui toucha immédiatement une corde sensible chez elle. Il semblait à la hauteur de la description de tombeur que Juliana lui en avait faite.

— Cassandra, répéta-t-il lorsqu’elle se fut présentée.

C’était la première fois que son prénom paraissait aussi exotique!

— C’est bien que ce soit toi qui répondes, au fond, poursuivit-il d’une voix cajoleuse. Mes frères et moi, on se demandait si tu voulais te joindre à nous demain soir. Ju nous parle si souvent de toi que nous avons bien hâte de te rencontrer…

Il y eut un bruit sec, suivi d’un frottement. Puis un silence.

La ligne avait-elle été coupée? Non, Cassandra entendait très clairement des jurons en arrière-plan.

— Ne te sens pas obligée d’accepter, reprit son interlocuteur avec brusquerie.

Cassie fut déroutée par le changement draconien dans l’humeur du jeune homme.

Peut-être qu’elle était si nerveuse à l’idée de lui déplaire qu’elle s’imaginait une variation dans sa voix? Son timbre comportait désormais un côté rocailleux et sec qui n’existait pas l’instant d’avant.

Elle entendit tout à coup leur environnement : plusieurs personnes en pleine discussion passant tout près, de la toux, des rires et des bruits d’interphone appelant des passagers.

— Je suis désolé pour mes frères, s’excusa-t-il dans un soupir, l’interrompant dans ses réflexions, la voix soudainement douce comme s’il venait de boire une tisane avec un peu de miel. On doit y aller. L’invitation tient toujours.

Une déclaration abrupte en italien, vraisemblablement formulée à l’égard de son interlocuteur, résonna derrière lui, suivie d’une autre à la sonorité identique, comme un écho de la première. Sans lui donner l’occasion de prononcer le moindre mot, Tobia lança :

— À demain, bellissima[3]!

Étourdie par la situation, Cassandra répondit à l’invitation alors même que la ligne était déjà coupée. Quand Juliana revint enfin, après cette discussion complètement absurde, elle fixait toujours le téléphone dans sa main.

Que venait-il de se passer, au juste?

L’Italienne rigola en empochant son cellulaire. Elle écouta Cassie résumer sa conversation avec Tobia, un sourire s’élargissant à outrance sur son visage à mesure que le récit avançait. Lorsque, excédée, Cassandra lui demanda ce qu’elle avait, Juliana sourit encore davantage.

— Rien. J’ai juste très hâte à demain.

— Moi aussi…

Demain, le reste de sa vie commençait.

[1] Maman.

[2] Putain.

[3] Signifie « très belle ».