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Chapitre 6 : La baignade
Quand Cassie et Juliana descendirent, des bruits d’éclaboussures, ainsi que des rires et des injures, les accueillirent : deux des triplés s’étaient lancés dans une guerre impitoyable à l’autre extrémité de la salle de piscine. Le troisième, assis dos à la porte vitrée, trempait ses pieds dans l’escalier menant au bain à remous intégré. La tête basse, il semblait fixer ses orteils, perdu dans ses réflexions, les épaules voûtées. Toute activité cessa d’un coup. Les deux chahuteurs se hissèrent hors du bassin pour venir à leur rencontre; le troisième frère se contenta de faire une torsion pour les regarder du coin de l’œil.
Cassandra ne vit pas l’eau ruisseler sur leur corps comme dans un film, au ralenti, mais l’arrêt sur image en aurait franchement valu la peine quand ils repoussèrent leur chevelure trempée dans un effet miroir saisissant. Leur ressemblance était déstabilisante.
— Che bella[1], roucoula l’un des garçons fraîchement émergés en arrivant à leur hauteur.
— Oh! Juliana, il est superbe, siffla son acolyte en faisant quelques pas de côté pour avoir une vue d’ensemble de la création, l’air sincèrement impressionné.
— Tu trouves? demanda Juliana, un brin d’espoir dans la voix.
Cassandra savait que l’opinion de son frère comptait énormément : la petite sœur se détendit quand l’aîné hocha la tête. Quant à la mannequin du jour, elle n’osait pas bouger, même si elle se sentait trop exposée.
— Tu t’es surpassée, renchérit leur interlocuteur.
Puis, clin d’œil et sourire charmeur en prime à l’intention de Cassie, l’autre ajouta pour son frère :
— Et le modèle est très joli aussi.
Juliana ne laissa pas le temps à sa camarade de bafouiller un timide « merci »; elle brandit un poing théâtral vers lui pour le remettre à sa place.
— Ça va, hein, on se calme un peu! C’est ma meilleure amie que tu mates comme un gros pervers, Tobia Rivoli!
— Voyons, Juliana, je ne faisais qu’énoncer l’évidence, répondit le principal intéressé avec une moue. Une femme n’a pas envie d’être éclipsée par ce qu’elle porte, pas vrai?
Cassandra croisa les bras en drapant autour de ses épaules la serviette qu’elle tenait afin de se dérober au regard insistant de Tobia. À sa grande surprise, le triplé jusque-là silencieux se leva et, renfrogné, se greffa à leur petit groupe en grondant :
— Bon, on le fait, ce combat de nouilles, ou vous préférez mettre Cassandra mal à l’aise encore longtemps?
Comme pour appuyer son humeur, son pectoral gauche tressauta. Contrairement à ses frères, dont le torse était glabre, il arborait pour sa part une toison foncée qui se perdait sous l’élastique de son bermuda noir.
Cassandra se rendit alors compte que les garçons étaient aussi exposés qu’elle : ils n’étaient vêtus que de leur maillot de bain — un noir, un rouge et un vert —, lequel ceignait leurs hanches avec lassitude. Elle allait détourner pudiquement les yeux quand son attention se porta sur une petite marque au creux de la clavicule de celui au bermuda vert : un « L » manuscrit épargné par l’encre et enchâssé dans une pastille verte de la grosseur d’une pièce de deux dollars.
Juliana suivit le regard de son amie.
— Ah oui, comme tu peux le voir, la piscine est à peu près le seul endroit de la maison où tu peux être certaine de ne pas te faire avoir. Ou quand ils sortent de la douche en serviette, bien entendu.
Après vérification, Cassie constata que le triplé au torse velu portait quant à lui un simple « a » minuscule à l’encre noire. Elle fouilla de ses yeux écarquillés la peau lisse de celui au bermuda rouge, tout à sa gauche. Il n’y avait aucune marque visible, à première vue.
— Le sien est dans son dos, grommela Antonio.
Prise en faute, elle sursauta et reporta son attention sur lui. La luminosité artificielle de la salle accentuait ses pectoraux et ses abdominaux. Ces derniers, quoiqu’ils fussent partiellement voilés par sa pilosité, saillaient avec dureté sous sa peau olivâtre, tout comme ses biceps.
Cassandra n’avait jamais éprouvé d’attrait envers les muscles, qu’elle avait toujours perçus comme une caractéristique liée à la violence. Et pourtant… Peut-être était-ce parce qu’elle avait déjà mis au tapis des adversaires plus gros que lui — l’entraîneur vantait continuellement les mérites de son crochet du droit, qu’il qualifiait de « percutant » —, mais elle ne ressentait pas d’effroi en l’observant. Elle se surprit même à vouloir parcourir sa musculature du bout des doigts pour en tâter la fermeté, suivre les veines qui sillonnaient sa peau, de la manière qu’elle le ferait le long des rues sur une carte routière.
Impressionnée par le travail et le dévouement qu’une telle forme physique devait demander, elle déglutit en détaillant les épaules puissantes et le large poitrail de son interlocuteur. Se pouvait-il que ce soit lui, son galant zombie?
Lorsqu’il passa une main sur son menton, Cassandra faillit laisser jaillir un « Ah ha! » victorieux. Mais oui! La coupure! Comment avait-elle pu manquer ce détail durant le repas, elle qui n’avait cessé de les dévisager tous les trois?
L’explication qu’échafauda son cerveau n’avait ni queue ni tête : il y avait alors trop de ressemblances entre les triplés pour qu’elle discerne une différence aussi minuscule… tandis que maintenant, à ses yeux, l’un des trois sortait définitivement du lot de toutes les façons possibles.
Antonio… Il la regardait sans ciller, imperturbable. Le personnage semblait de plus en plus coller à l’homme taciturne, certainement pas au joyeux combattant qu’elle avait observé quelques heures plus tard.
Dans ce cas, lequel, de Tobia ou de Luca, avait participé à son cours de kick-boxing?
Luca, qui avait pourtant le ventre plat, paraissait presque bedonnant en comparaison de ses frères, dont les abdominaux étaient ciselés. Le joyeux combattant portait un débardeur trop lâche pour que Cassie puisse se fonder là-dessus. Il avait environ la même largeur d’épaules qu’Antonio, ce qui semblait être également le cas de Luca, mais la différence entre les trois à ce niveau était ténue. Tobia avait l’air plus svelte que les autres sans pour autant sembler moins entraîné : il était pourvu de muscles élancés qui ne laissaient aucun doute sur sa forme physique exemplaire.
Rien d’étonnant en fait, car Juliana affirmait que les triplés avaient étudié en techniques policières, domaine où l’exercice physique quotidien constitue un préalable à l’obtention du diplôme.
— Je crois qu’il y a assez d’eau dans la piscine, Cassie, tu peux refermer la bouche maintenant, balança Juliana à son amie, la sortant ainsi brutalement de sa contemplation.
La jeune femme en question fronça les sourcils en balbutiant des excuses, gênée par son culot et piquée par la raillerie. Elle s’était rincé l’œil, et pas à peu près!
Les triplés échangèrent des regards amusés, heureusement sans formuler le moindre commentaire. Juliana s’avança vers la piscine de quelques pas, l’air résolu. Elle tapa dans ses mains, qu’elle frotta ensuite l’une contre l’autre avec anticipation.
— Maintenant, voyons voir qui va gagner cette bataille, commença-t-elle, alors que Luca et Tobia se positionnaient de chaque côté d’elle, une lueur espiègle dans les yeux. Je grimpe sur les épaules d’Antonio, c’est le seul à avoir un minimum de savoir-viiiiiiii…
Le cri de surprise de Juliana s’éteignit avec l’éclat de l’eau, qu’elle percuta avec force. Les six nouilles en mousse colorée remuèrent au rythme des vaguelettes ainsi provoquées. Juliana refit surface en injuriant ses frères en italien.
Cassie n’avait pas commencé de rire que les deux farceurs esquissaient un sourire en coin, prêts pour une nouvelle attaque. À son grand soulagement, c’est Antonio qui fit les frais de leur blague, cette fois. Il émergea de l’eau quelques secondes plus tard, la mine sombre, et passa une main dans son visage et ses cheveux pour mieux assassiner ses frères du regard.
Mais ces derniers ne virent pas les dagues qu’il leur envoyait.
Leur attention se portait maintenant sur la blonde, qui recula comme si elle faisait face à deux tigres prêts à bondir sur elle.
— Non! fit la voix de Juliana, écho de la sienne.
La panique se saisit de Cassandra en même temps que les garçons ricanants, qui ne pouvaient pas comprendre pourquoi ils auraient dû écouter leur sœur. Ils lui attrapèrent les bras et les jambes avant qu’elle ait le temps de les supplier de la laisser tranquille.
Et l’instinct fut plus fort que les convenances.
Cassie rua avec violence, et les coups partirent tous seuls.
Ouf! Tobia reçut son pied dans l’estomac, se plia et sombra dans la piscine malgré ses tentatives pour reprendre son aplomb en battant l’air de ses mains.
Pan! Luca fut percuté à la joue par un crochet du droit et plongea à son tour.
L’entraîneur aurait été fier de sa vaillante Cassie. Cette dernière, en revanche, fut tétanisée par la honte lorsqu’elle revint à elle. Elle avait réagi sans réfléchir à quoi que ce soit d’autre qu’au besoin de se sentir à nouveau libre de ses mouvements. Des larmes lui piquèrent les yeux quand elle croisa le regard des quatre comparses désormais immobiles dans la piscine, abasourdis par ce revirement de situation.
Venait-elle de transformer une soirée parfaitement normale et agréable, quoique déroutante, en un cauchemar sans nom, et ce, en l’espace de quelques secondes? Évidemment.
Les frères de Juliana allaient penser qu’elle était complètement timbrée! Ils la dévisageaient — trois paires de sourcils froncés! —, Luca et Antonio se frottant un côté du visage, comme si le second avait mal pour le premier.
Après avoir bredouillé de nouvelles excuses, tandis qu’elle s’apprêtait à tourner les talons pour aller se changer et s’enfuir lâchement, un rire éclata, brisant le silence pesant. En fait, en levant les yeux, elle constata que c’était le rire conjugué de Luca et de Tobia, qui coursèrent jusqu’au rebord de la piscine en se bousculant et en criant :
— È mia! È miaaaaaaaa[2]!
Cassandra crut d’abord que les jumeaux, qui s’esclaffaient en se jetant de l’eau à la figure, se moquaient ouvertement d’elle, mais c’était avant que Tobia la rejoigne et lui prenne la main, un air de triomphe illuminant son visage.
— Si même Luca n’arrive pas à t’arrêter… On va leur en faire baver, toi et moi. Tu veux bien être ma coéquipière?
Devant son air perplexe — comment pouvaient-ils agir comme s’il ne s’était rien passé? —, il désigna du pouce son double à la joue rougie.
— Visiblement, tu aurais peut-être une ou deux leçons à lui apprendre en matière de combat… Pas vrai, Luca? termina-t-il en haussant la voix.
Cassie avait donc trouvé son second inconnu!
Pour toute réponse, le triplé en question secoua la tête, un petit sourire incrédule sur les lèvres et une lueur joueuse dans les yeux.
— C’est ce qu’on verra.
Cassandra sut qu’il ne parlait pas de la bataille de nouilles qui allait suivre. Pourtant la soirée se termina dans la joie et les rires. Lorsqu’il fut temps pour l’invitée de partir, les triplés se regroupèrent dans l’étroit couloir menant à la porte de côté, où Cassie enfila ses souliers, gênée d’être le centre de l’attention. Juliana la serra dans ses bras avec force.
— Merci d’être venue, c’était super.
— Merci pour l’invitation, je suis contente de vous avoir rencontrés, répondit Cassandra en survolant le trio du regard.
Tout le monde s’était changé, alors l’impression de similarité était diminuée par leurs styles vestimentaires différents. Elle reconnut son inconnu à son t-shirt blanc et à ses joggings gris. Il se tenait un peu en retrait, comparativement à ses frères. Celui qui portait un polo rouge pompier s’avança en tendant une main.
— Tout le plaisir était pour nous, décréta-t-il. Voici mon numéro, si jamais tu as besoin de quoi que ce soit…
— Ça, c’est Tobia tout craché, déclara Juliana en roulant des yeux.
Cassandra ricana malgré elle; elle aimait leur dynamique familiale. Elle accepta son numéro pour éviter de le froisser… et aussi parce qu’il était quand même le frère de sa meilleure amie.
— J’essayais même pas de me cacher, pour une fois, oh! s’exclama-t-il en levant les bras pour soutenir son argument.
Pendant qu’ils se chamaillaient, Cassandra captura le regard d’Antonio. Il se contenta d’esquisser un sourire en coin qui la déstabilisa, car identique à leur premier échange visuel. Impossible qu’il ne s’agisse pas de son inconnu.
Elle avait hâte de lui parler en tête-à-tête.
— Bon, je vais y aller. Encore merci.
— Je te raccompagne à ta voiture, déclara Luca.
Il avait enfilé un débardeur semblable à celui qu’il portait au cours de kick-boxing, ce qui le rendait désormais facilement identifiable, car son tatouage demeurait visible. Sans compter que l’esquisse d’un hématome se dessinait déjà sur une portion de son visage. Aïe.
La nervosité la prit aux tripes, cependant elle se voyait mal refuser l’offre, en particulier parce qu’il ouvrit la porte pour elle et s’engouffra à sa suite sans attendre de réponse. Il l’escorta en silence jusqu’à sa voiture, lui tint la portière avec galanterie.
— Bonne nuit, Cass’. Au plaisir de te revoir, déclara-t-il en s’avançant pour lui faire la bise.
— Euh… bonne nuit?
Surprise à la fois par l’octroi de ce surnom et le ton léger employé, elle lui rendit sa bise par automatisme… et en oublia de s’excuser pour le coup qu’elle lui avait infligé. Trop tard, l’Italien disparaissait dans la maison, ne laissant derrière lui que la sensation douce de sa joue lisse et chaude contre les siennes, et Cassie rentra chez elle aussi étourdie que si elle avait consommé plus qu’une minuscule coupe de vin.
Notes
[1] Ce qu’elle est belle!
[2] Elle est à moi! Elle est à moiiii!
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