Extrait de Jamais deux sans trois, tome 1 : Unicité – Chapitre 5 : L’inspection

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Chapitre 5 : L’inspection

Après un repas gargantuesque ponctué de blagues et de rires, Cassandra n’était toujours pas en mesure de répondre à sa question. À quel triplé avait-elle payé ce fichu café? Juliana avait beau lui avoir présenté les trois plutôt distinctement après le méli-mélo étonnant dans la salle à manger, même elle, elle s’était emmêlé les pinceaux!

Entre deux bouchées de pain, les garçons avaient révélé à l’assemblée que celui qui devait être Tobia était en fait Antonio, et vice versa. L’unique signe distinctif? Un piercing dans la langue d’Antonio et des tatouages qui ne furent que mentionnés, pas montrés.

Autrement, il fallait se fier à leur bonne foi, absente ce soir-là.

En bref, Juliana s’était fait berner comme une débutante, au plus grand plaisir de Tobia, qui la chambra tout le reste du repas.

Cassandra se réjouit d’observer sa meilleure amie interagir avec ses frères, qui semblaient adorer leur sœur autant que celle-ci les vénérait. Elle avait beaucoup ri en voyant cette facette de Juliana, à savoir la cadette qui fait l’objet de taquineries, et elle avait tenté de faire profil bas pour laisser toute la place aux retrouvailles comme il se devait…

Mais l’attention de toute la tablée s’était rapidement tournée vers elle quand son téléphone avait sonné l’arrivée d’un message texte.

Trois visages masculins braqués sur elle.

Trois regards indéchiffrables.

Trois suspects potentiels.

Est-ce que l’un d’eux avait sorti un téléphone? Trop occupée à les dévisager à tour de rôle pour trouver la moindre différence (inexistante dès qu’ils avaient la bouche fermée), ou à rire de la déconfiture de Juliana qui n’avait visiblement pas la langue la mieux pendue de la fratrie, Cassie aurait pu avoir manqué un mouvement subtil de la part de l’un ou l’autre des frères.

Peut-être n’était-ce que sa tante qui voulait prendre de ses nouvelles? Si elle devait être honnête, Cassandra avait immédiatement eu la conviction qu’il s’agissait de son inconnu.

Elle avait bégayé des excuses, le cœur battant en raison de cette attention excessive, puis elle s’était levée pour aller ranger son téléphone dans son sac à main, où elle aurait dû le laisser d’emblée. Ce n’était pas son genre d’enfreindre les règles de bienséance.

Le tour de passe-passe des triplés lui avait fait tout oublier des bonnes manières, à l’évidence.

À son retour à table, les garçons avaient brièvement parlé de leur séjour en Italie, puis ils avaient fait passer à la jeune femme un interrogatoire en bonne et due forme. Ils n’avaient omis aucune question pertinente.

Avait-elle toujours vécu à Gatineau? Avait-elle déjà voyagé? Où avait-elle étudié? Quel emploi occupait-elle? Aimait-elle enseigner? Lisait-elle beaucoup? Qui était son auteur préféré? Était-elle célibataire? Que faisait-elle de ses temps libres?

À la suite de cette dernière question, Cassie s’attendait au moins à découvrir qui avait participé au cours de combat, mais non! Quoique le triplé devant elle, Luca, ait eu l’air légèrement plus intéressé que les deux autres, il n’avait rien ajouté. Pas de « Ah oui, moi aussi, j’adore l’entraîneur » ni de « Oh oui, je crois qu’on est dans la même classe! » À la limite, elle se serait contentée de « C’est pas toi la fille qui s’est plantée en beauté cet après-midi? »

Rien du tout!

Tout comme Tobia et Antonio, Luca s’était contenté de boire ses paroles comme un assoiffé boit de l’eau.

Les triplés avaient montré tant d’intérêt à son égard que, quand Juliana l’avait forcée à quitter la salle à manger pour monter à l’étage, Cassandra en avait éprouvé un réel soulagement. Elle s’était laissé entraîner vers l’escalier, non sans jeter un coup d’œil derrière elle.

Elle n’aurait pas dû.

Les regards qu’elle avait croisés étaient brûlants, intenses. Trop pour la peau sensible de ses joues, qui avaient forcément rougi sous l’assaut.

Cassie sentit un poids disparaître de ses épaules dès qu’elle mit les pieds dans la chambre de Juliana, ou plutôt la pièce attenante : la salle de couture.

Il s’agissait toujours d’un chaos sans nom, un champ de mines artistique. La moindre surface était occupée par des tissus, des fils, des mannequins — trois sur lesquels étaient drapés des projets en cours —, et d’autres menus objets coupants ou pointus sur lesquels il valait mieux ne pas mettre le pied ou la main par inadvertance. Au milieu des nombreuses boîtes colorées et des chaussures variées, un espace sécuritaire entourait un fauteuil vert électrique. Cassandra s’avança vers ce dernier pour que Juliana puisse fermer la porte. L’Italienne alla s’affairer au-dessus d’un bureau encombré de retailles de tissus, ce qui laissa amplement de temps à Cassie de vérifier la teneur du message envoyé par son inconnu.

« Je parie que tu regrettes de ne pas avoir refusé l’invitation, quand je t’en ai donné l’occasion. »

Cassie avait donc raison de croire qu’elle avait parlé à (au moins) deux personnes différentes au téléphone, la veille. Elle se souvenait de cette voix légèrement enrouée qui lui avait brusquement dit qu’elle n’était pas tenue d’accepter l’invitation. Elle sursauta quand un nouveau message fit vibrer l’appareil dans ses mains.

« Désolé pour l’interrogatoire, c’est une déformation professionnelle. Si tu acceptes de me revoir après cette soirée, je te laisserai me réserver le même sort. »

— Qu’est-ce qu’il y a?

Juliana revenait avec son mètre-ruban autour du cou, l’air interrogé. Cassie comprit qu’elle souriait bêtement à son téléphone. Elle tenta de balayer les soupçons de sa meilleure amie en éteignant l’écran avec le plus de naturel possible, après avoir répondu par un rapide « Marché conclu. »

— Rien. Un message de mon cousin Martin, qui fait encore l’imbécile.

Ce petit mensonge passa comme une lettre à la poste, car Juliana affichait déjà son attitude de couturière : elle attendait en tapant du pied que Cassie daigne enfin enlever ses vêtements.

Si la première fois qu’elle s’était retrouvée en petite tenue devant Juliana, elle avait été très intimidée, elle y était désormais habituée et elle ne craignait plus sa réaction face à ses petits défauts et à ses cicatrices. Elle déposa son haut et sa jupe sur le dossier du fauteuil, puis écarta légèrement les jambes. Les bras relevés en croix, Cassie fixait un point sur le mur pendant que son amie consignait chaque mesure; elle tentait en vain de ne pas rire lorsque Juliana la chatouillait sans le vouloir avec le ruban. Elle put détendre la portion supérieure de son corps quand la couturière s’attaqua à la partie inférieure. Elle la regarda s’activer, toute concentrée, sans penser à rien d’autre qu’à cette robe à venir. Cassie espérait que ce serait réellement du prêt-à-porter.

Sa tâche terminée, Juliana brisa le silence en repliant son mètre-ruban avec soin.

— Tu peux remettre tes vêtements, j’ai fini.

Cassandra enfila sa jupe à la hâte, contente de pouvoir se recouvrir. En rangeant son instrument de mesure et son calepin, Juliana demanda enfin, avec une moue espiègle et des yeux pétillants :

— Alors, comment tu les trouves?

Cassie arrêta ce qu’elle faisait pour réfléchir à la question, les bras en l’air, sa chemise à moitié boutonnée.

— Gentils? tenta-t-elle finalement, incertaine de la façon de répondre sans se trahir au sujet de l’inconnu.

Une part d’elle-même désirait garder ce secret un peu plus longtemps. Pourtant, elle partageait tout avec Juliana depuis leur rencontre.

Cassandra se souvenait de cette cliente à l’air mélancolique qui venait étudier au café tous les samedi et dimanche matins. Elle avait appris plus tard, après quelques interactions au sujet de la température, que les frères de Juliana étaient partis pour l’Italie depuis peu et que la maison familiale paraissait encore plus grande et vide sans eux. Elle avait tout de suite eu de la compassion pour cette jeune femme volubile et sympathique.

Se rendant compte qu’elle avait enfilé sa chemise à l’envers, elle la retira pour la retourner.

L’Italienne haussa un sourcil.

— Gentils? C’est tout ce que tu trouves à dire?

— Que veux-tu que je te dise, Ju? C’est le premier mot qui me soit venu à l’esprit! s’exclama Cassie avant de se reprendre. J’ai encore du mal à les distinguer, et c’est la première fois que je les rencontre…

Courte pause.

— D’ailleurs, c’est plutôt étrange qu’en deux ans, tu n’aies jamais même effleuré le fait que tes frères étaient des triplés.

Juliana tenta de l’amadouer en battant des cils.

— C’était un oubli?

— Ju, la réprimanda Cassandra de sa voix d’institutrice. On oublie son âge, on oublie parfois son nom, mais quelque chose d’aussi gros que « mes frères sont identiques »… ça, ça ne s’oublie pas!

L’Italienne soupira.

— D’accord… au début, c’était une omission volontaire. Ils devaient rentrer plus tôt d’Italie, et je voulais voir ta tête quand tu les rencontrerais… ensuite, eh bien…

Cassie se souviendrait toujours du fantôme qui avait un jour remplacé sa meilleure amie, à savoir au moment où ses frères lui avaient appris qu’ils demeureraient en Italie et qu’ils ignoraient quand ils reviendraient. Elle sourit avec tendresse à Juliana, qui poursuivit dans un nouveau soupir :

— Ça m’est réellement sorti de la tête. Tu sais, ils sont identiques, mais aussi très différents. Pour moi, c’est naturel de juste les appeler « mes frères », et non « mes triplés de frères ». À part Tobia, qui adore prouver qu’il est capable de se faire passer pour les deux autres, ils n’aiment pas qu’on mette ce détail-là de l’avant. C’est déjà bien assez évident à leur goût.

Cassandra acquiesça pour lui concéder cette dernière déclaration. Juliana haussa les épaules et lissa sa queue de cheval à l’aide de sa main.

— Il y a quelques mois, quand ils m’ont annoncé qu’ils revenaient vite, je me suis dit que, rendue là, je pouvais bien attendre encore un peu pour voir ta tête… et qu’est-ce que ça valait la peine, quand même! Quand Tobia…

La porte s’ouvrit alors à la volée, et le tronc de l’un des garçons passa par l’embrasure.

— On parle de moi?

Tout en lâchant une exclamation de surprise, Cassandra se servit de sa chemise, qu’elle n’avait pas terminé de boutonner, pour protéger sa poitrine du regard indiscret.

— TOBIAAAAAAAA! vociféra Juliana en lançant une boîte à chaussures vers lui.

Visiblement aussi surpris qu’elles, le jeune homme se confondit en excuses et battit en retraite derrière la porte. Le projectile atteignit sa cible, et Cassie ouvrit de grands yeux alors que le triplé s’étranglait de rire. Sa voix était étouffée.

— Je venais juste vous demander si vous vouliez faire quelques brasses dans la piscine avec nous!

Puis, il geignit :

— Aïe, tu m’as fait mal… diavolessa[1].

Juliana alla se plaquer contre la seule chose qui l’empêchait d’étrangler son importun de frère — à savoir la porte close — et cogna dessus à grands coups de poing pour ponctuer ses propos.

— On t’a jamais appris à frapper avant d’entrer?!

Un hoquet de rire répondit à son invective. Juliana se laissa glisser jusqu’au sol en soupirant.

— On aurait cru qu’en allant à l’étranger, il aurait acquis certaines notions de savoir-vivre, déplora‑t‑elle, la tête dans les mains. C’est pire qu’avant. Désolée pour ça.

Cassandra rit, sa chemise toujours rabattue sur la poitrine. Les jeunes femmes s’observèrent un long moment, sur le qui-vive, tendant l’oreille, prêtes à une riposte éventuelle.

Toutefois, il devint évident au bout de quelques minutes que, une fois son message transmis, Tobia avait déserté l’étage. Plus un gloussement ne leur parvenait, même étouffé.

Quand l’adrénaline retomba, Cassie remarqua que Juliana semblait la supplier du regard sans oser poser la question qui lui brûlait les lèvres.

— Tu veux te baigner? demanda-t-elle à sa place. J’ai apporté mon maillot de bain. Il est hideux, mais tu n’auras qu’à faire diversion pour me laisser le temps d’entrer dans l’eau, et ça devrait aller.

— Oh oui!

Juliana bondit sur ses pieds, vint la serrer contre elle avec vigueur et partit comme une flèche fouiller dans une étagère. Au bout d’une brève chasse au trésor, elle dévoila une pièce de tissu informe en la suspendant par les bretelles.

— Tiens. Je te l’ai fait en prévision d’un moment comme celui-ci. Je sais que tu n’aimes pas t’exhiber, alors j’ai aussi fait une jupette pour mettre par-dessus, termina-t-elle en désignant l’autre élément qui reposait sur le bureau.

Il s’agissait d’un maillot une pièce violet et orange, dont deux panneaux venaient s’entrecroiser au niveau du nombril, ce qui laissait la taille exposée, mais couvrait tout le ventre et les hanches — zones sensibles qui valaient à Cassie encore quelques complexes. Cette dernière fixait le vêtement, interdite.

Les mots étaient trop faibles pour décrire ce que ce simple cadeau lui inspirait.

Juliana interpréta incorrectement son mutisme prolongé. Ses épaules s’affaissèrent sous le poids d’une évidente déception.

— Tu le détestes…

Cassandra détrompa sa meilleure amie en la serrant contre elle et lui arracha le chef-d’œuvre des mains. Elle avait la gorge nouée par l’émotion.

— Au contraire! Je l’adore, tu es fantastique!

Pour la première fois depuis très longtemps, elle avait hâte d’enfiler un maillot de bain. Elle en oublia même ses appréhensions concernant la gent masculine qui les attendait en bas et dont faisait partie son mystérieux admirateur.


Notes

[1] Diablesse.