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Chapitre 3 : La résurrection du zombie
Les premiers cours que Cassandra donna se déroulèrent à merveille.
Ses deux groupes du jour étaient constitués d’élèves calmes et réceptifs, à l’exception de quelques éléments perturbateurs, bien entendu. Il y en avait toujours. Ses collègues furent très accueillants, et malgré la lourdeur administrative liée à son arrivée et une situation de harcèlement qu’elle dut désamorcer, elle sortit de son ancienne école secondaire satisfaite de sa journée. Néanmoins, elle n’était pas déçue d’en avoir terminé pour aujourd’hui, car elle avait souvent oscillé entre la nostalgie et l’anxiété de ne pas être respectée — gérer des adolescents n’était pas une partie de plaisir!
Le cours de kick-boxing de cet après-midi lui ferait le plus grand bien : elle pourrait évacuer son stress en fendant l’air du poing! Elle serait ensuite plus calme pour faire la connaissance des frères de Juliana.
Cela dit, une surprise de taille l’attendait au dojo.
Peu avant le début de la séance, le charmant zombie entra avec l’assurance d’un habitué, habillé d’un pantalon de survêtement gris et d’un débardeur anthracite. Toute trace de fatigue semblait s’être évaporée de son organisme : il respirait une bonne humeur qu’elle n’aurait jamais soupçonnée possible au vu de leur première rencontre. Son visage s’éclaira d’un large sourire quand il s’approcha de l’entraîneur — un quadragénaire à la forte carrure et au crâne rasé — pour le saluer.
Cassie sourit à l’ex-zombie quand il survola la salle du regard, espérant secrètement qu’il se souvienne d’elle. S’il la reconnut, il n’en laissa rien paraître; il esquissa un sourire poli, distant, de ceux qu’on réserve aux étrangers. La claque amicale que l’entraîneur asséna dans son dos pour qu’il rejoigne les autres participants révéla que l’inconnu en question n’en était pas un pour tout le monde.
Curieux, puisque Cassie s’entraînait à ce dojo depuis un moment.
Et si elle l’avait déjà croisé, elle s’en serait souvenue. Bon sang, comment pourrait-elle l’oublier?
Le beau brun était le genre de personne charismatique qui attire les regards sans discrimination. Contrairement à ce matin-là, ses yeux foncés ne cessaient de pétiller malgré la concentration dont il faisait preuve pour effectuer chaque série de mouvements. Il semblait sourire pour lui-même et les autres. Et pas qu’un demi-sourire, cette fois! C’était un sourire complet, rayonnant, qui poussa les sept femmes du cours à graviter autour de lui dès que l’entraîneur demanda aux participants de se trouver un partenaire.
Zut! La jalousie harponna Cassandra, qui aurait aimé pouvoir l’approcher.
Ainsi, elle aurait pu confirmer qu’il s’agissait bien du galant zombie de ce matin-là. Il avait l’air si différent, et pourtant… c’était bien lui!
Mêmes cheveux bruns en bataille, mêmes yeux foncés, même bouche charnue, en moins boudeuse, évidemment… Le seul détail qui attira son attention était sa musculature. Celle qu’il exhibait sans contrainte cet après-midi n’avait rien à voir avec celle dont Cassandra gardait souvenir. Il était manifeste qu’il s’entraînait — son débardeur gris révélait des épaules puissantes, un dos large, des hanches fines et des avant-bras fermes —, mais ses muscles semblaient nettement moins proéminents qu’au Café Loco.
Peut-être que sa résurrection avait affiné sa silhouette?
Revenir parmi les vivants devait forcément consommer beaucoup de calories.
L’autre hypothèse, beaucoup plus probable, était simple : Cassandra devenait folle. Elle avait d’abord imaginé sa carrure de footballeur, peut-être en raison des ombres et des plis de son t-shirt, et voilà que son cerveau percevait des muscles de taille raisonnable grâce au débardeur qu’il portait maintenant. Pas vrai?
La question continua de la tarauder durant le reste du cours, et la jeune femme l’observa sous toutes ses coutures, même les moins avouables… Qui aurait cru qu’un derrière puisse être mis en valeur par un pantalon de jogging aussi ample?
Perdue dans sa contemplation, elle trébucha pendant une série de coups de pied et embrassa le tapis sans cérémonie.
« Faites qu’il n’ait rien vu, bon sang… », songea-t-elle en se relevant. Pas de chance, l’ex-zombie avait les yeux braqués sur elle. Évidemment. Comme l’entraîneur et le reste du groupe.
La honte!
Cassandra tenta de se concentrer sur la suite du cours, elle essaya très fort… mais elle se sentait épiée! Dès qu’elle le put, elle déguerpit vers les vestiaires — terre d’asile —, où elle se changea en quatrième vitesse, sans attendre de voir si l’inconnu était encore là. Si elle avait espéré prendre sa douche au dojo, maintenant c’était sûr : elle la prendrait chez elle!
Trois-quarts d’heure plus tard, en s’assoyant à sa place habituelle au café, où Juliana devait venir la rejoindre avant le souper, Cassandra avait pris assez de recul pour rire face au ridicule de cette situation. Elle avait eu l’air d’une empotée, et pour quoi? Qu’est-ce qui lui avait pris de le reluquer ainsi?
Vraiment, si elle le revoyait, elle devait se ressaisir!
Sortie de nulle part, Sophie se jeta presque sur elle. Des mèches voletaient en tous sens autour de son visage, signe de son énervement, et le soulagement était inscrit sur son visage.
— Cassie! Super, t’es là! J’ai cru que je ne te verrais pas avant demain et je ne voulais pas que quelqu’un le jette. Tiens. T’es partie vraiment trop vite ce matin, termina-t-elle en veillant à bien appuyer ses paroles d’un haussement de sourcil.
Cassandra cligna des yeux deux ou trois fois, le temps de bien enregistrer tout ce que la barista venait de lui lancer à une vitesse incroyable, et prit la serviette en papier qu’elle lui tendait, interloquée. S’y trouvait une série de chiffres serrés les uns sur les autres, séparés par groupes au moyen de traits d’union : un numéro de téléphone. Il n’y avait aucune autre indication. Pas de nom, rien. L’écriture lui était inconnue.
Cassandra fronça les sourcils et repoussa le papier vers son amie.
— Ce n’est pas à moi.
Puis elle se ravisa et reprit la note pour l’observer de nouveau.
— Attends un peu…
Elle songea à l’homme de ce matin, à son air concentré et à son application pour écrire quelque chose qui faisait glousser les baristas… Sophie fit un clin d’œil dans sa direction, suivi d’un sourire qui aurait pu éclairer l’établissement en cas de panne de courant.
— L’apollon nous a fait promettre de te le donner dès que tu mettrais les pieds au café.
Quand Cassandra haussa un sourcil, Sophie reformula :
— D’accord, ce qu’il a dit, c’est : « La jolie institutrice, elle vient souvent ici? » Et quand on a répondu que tu dormais presque sur la banquette du fond…
Cassie ouvrit la bouche pour protester, la referma aussitôt. Sophie n’avait pas tort.
— … il nous a donné ça. J’ai été étonnée, il a été plus poli que ce à quoi je m’attendais. Et il avait un petit accent vraiment… pfiou…!
Elle fit mine de s’éventer, et Cassandra s’esclaffa avec elle.
— Tu vas l’appeler, j’espère, sinon je le fais… pour toi, évidemment.
Cassandra la remercia pour la note sans toutefois répondre aux menaces. Elle savait que Sophie ne s’en mêlerait pas, quoiqu’elle ferait certainement le suivi à leur prochaine rencontre! Sa mission accomplie, la barista s’éloigna pour préparer la commande habituelle de sa cliente : un soda à l’italienne à la pêche.
Cassie regarda Sophie s’affairer derrière le comptoir en se frictionnant les tempes, perplexe. Si son amie disait vrai, s’il n’y avait pas erreur sur la personne… pourquoi l’inconnu l’avait-il ignorée au cours de kick-boxing? Pourquoi ne pas lui avoir adressé la parole? Même s’il avait eu de quoi s’occuper durant la séance, il aurait très bien pu l’intercepter à la fin!
Enfin, si elle lui en avait donné la chance…!
Elle fixa la serviette, et par le fait même les chiffres qui y étaient inscrits, en se mordillant la lèvre inférieure. Que faire?
S’il lui avait laissé son numéro de téléphone, il voulait peut-être simplement lui rendre la pareille. Et un café, ça n’engageait à rien. Ou, en tout cas, pas toujours. Après tout, elle ne pouvait pas se contenter de faire comme si elle n’avait jamais eu la serviette entre les mains, en particulier s’il y avait une possibilité qu’ils se recroisent. Ce serait gênant. Presque autant que d’être prise en flagrant délit — deux fois dans la même journée — à le reluquer sans gêne…
Après maintes tergiversations, et puisque Juliana n’arrivait toujours pas, Cassandra se saisit de son cellulaire et ouvrit un nouveau message texte. Elle était un peu embarrassée à l’idée de lui téléphoner; elle n’avait jamais vraiment aimé entamer une conversation téléphonique avec un étranger, même pour commander une pizza. Elle choisissait ses victoires contre l’anxiété tous les jours.
D’ailleurs, un message, c’était moins engageant. Venait ensuite la question cruciale : quoi écrire?
En s’inspirant de leur première rencontre, elle tapa une simple question : « Comment le buvez-vous? »
Déposant son téléphone sur la table, elle prit le verre de plastique et avala une longue gorgée de la boisson pétillante et sucrée que venait de lui rapporter Sophie. Celle-ci s’était délestée de son tablier, visiblement sur son point de départ après son quart de travail.
— Alors? Tu lui as écrit? demanda la barista, l’air surexcité.
Cassandra s’en tint à un hochement de tête appuyé d’un sourire, en songeant que Juliana serait fière d’elle quand elle l’apprendrait. Elle avait l’impression d’avoir franchi une nouvelle étape dans sa vie en communiquant avec un inconnu. Elle n’en était pas encore à en héberger un, quand même, mais c’était déjà une amélioration!
Sophie avait le regard dans le vague quand elle ajouta :
— T’imagines, c’est peut-être le début d’une belle histoire d’amour… Bon sang, c’est toujours aux autres que ça arrive!
Cassie sourit devant le faux dépit de son amie, qu’elle savait heureuse en ménage depuis des années.
Soudainement la portée de son geste la frappa : que ferait-elle si l’inconnu désirait la rencontrer de façon plus officielle, ou pire, s’il l’invitait à sortir? L’horreur! Son dernier rendez-vous remontait à deux ans auparavant, si on pouvait compter les adieux qu’elle avait dû faire à Jim lorsqu’il s’était enfui en Angleterre. Était-elle vraiment prête?
Bon sang… qu’avait-elle fait?
Toujours debout à ses côtés, Sophie la sortit de ses pensées d’un léger coup de bassin sur l’épaule. Inconsciemment, elle venait de lui éviter un épisode de panique grandiose.
— En tout cas, même s’il n’avait pas l’air très sympathique au premier abord, j’ai l’impression que ce n’était que son visage matinal. Ce qu’il était beau, quand même!
— C’est vrai qu’il était pas mal…
Sachant toutes deux apprécier cette litote, elles échangèrent un sourire complice et éclatèrent de rire. Cassandra garda pour elle le commentaire qui lui traversa l’esprit au souvenir de ce qu’elle avait pu observer à son cours de kick-boxing et qui lui avait valu de se prendre l’humiliation de sa vie.
C’est-à-dire un postérieur plus qu’appréciable.
Un signal sonore les surprit dans leur fou rire, et Sophie la salua en vitesse : son autobus arriverait sous peu. Cassandra s’empara de son cellulaire et ouvrit le message provenant du numéro inconnu.
« Devinez. Vous semblez savoir ce dont un homme a envie à 7 h du matin. »
Elle sourit. Elle tapa « Noir. » presque aussitôt. Elle venait d’appuyer sur le bouton d’envoi lorsque deux bras encerclèrent son cou et la tirèrent vers l’arrière avec force.