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Chapitre 2 : Un charmant zombie
Le lendemain matin, Cassandra était debout depuis longtemps quand son alarme sonna. Elle s’était réveillée en sueur, vers cinq heures, après un rêve horrible dont elle ne retenait, fort heureusement, aucun détail. Elle se doutait cependant de la nature du cauchemar : son passé avec Ryan.
La visite au cimetière la veille avait sans nul doute été l’étincelle nécessaire pour faire remonter de mauvais souvenirs. Cassie souhaitait qu’avec le temps elle soit libérée de façon définitive de l’emprise qu’il avait eue sur elle. Il y avait de l’espoir, maintenant.
Après une demi-heure à se tourner et à se retourner dans son lit, elle était allée se doucher, puis elle prit tout son temps pour se préparer.
Devant le miroir qui surplombait la commode, elle opta pour une jupe crayon gris foncé et un chemisier noir à manches courtes — le préféré de sa mère. Elle y agença avec nostalgie la cravate fétiche de son père, d’un vert tendre qui rehaussait l’éclat de ses yeux noisette, et couronna le tout d’un veston assorti à sa jupe.
Une fois ses cheveux blonds bouclés avec soin, elle les remonta en une queue de cheval et observa le résultat, plutôt fière. Son visage en forme de cœur était resplendissant de santé, même si on y dénotait un certain manque de sommeil, ses yeux pétillaient malgré la nervosité qui grandissait en elle, et son sourire éclatant les charmerait tous.
Enfin, elle ne se faisait pas trop d’illusions non plus : comment pouvait-on espérer charmer des adolescents en étant enseignante de français?
Et puis, bon… elle voulait quand même faire bonne impression sur les frères de Juliana. Connaissant son amie, elle avait sûrement exagéré toutes ses qualités en parlant d’elle!
Non pas que Cassandra cherchât activement quelqu’un pour partager sa vie, cela dit elle n’était pas contre l’idée de s’ouvrir au monde maintenant que son passé promettait de rester derrière elle. Et si ça marchait avec l’un des frères de Juliana… Pourquoi pas? Selon l’Italienne, ils avaient surtout des défauts en tant qu’aînés de la famille; ils étaient des prétendants plus que raisonnables : intelligents (sauf Tobia), gentils (sauf Antonio), drôles (sauf Luca) et visuellement agréables.
— Je me demande de quoi ils ont l’air…
Alors qu’elle appliquait une fine couche d’anticerne, elle fronça les sourcils, interloquée.
— Tiens, c’est vrai que, maintenant que j’y pense, je ne les ai jamais vus, même en photo!
En creusant dans sa mémoire, elle n’arrivait pas à se souvenir d’avoir aperçu le moindre portrait chez eux non plus. Et malgré toutes ces discussions à leur sujet, jamais son amie ne les avait décrits.
Cassandra avait juste déduit en voyant Juliana et Luciana, leur mamma, que les garçons devaient être bruns aux yeux bruns. Logiquement. Sa réflexion n’avait jamais été plus loin.
C’était étrange, quand même. Pas inexplicable, mais étrange. Elle avait hâte de connaître la réponse à cette interrogation, d’un coup.
Une fois son maquillage terminé, elle s’observa une dernière fois dans le miroir, lequel lui renvoyait l’image d’une jeune femme à l’air un peu trop guindé.
Après mûre réflexion, elle retira le veston, mais hésita à le remettre sur son cintre, comme si le fait de le laisser derrière pouvait tout changer.
Oh, et puis elle pouvait toujours l’emporter pour le mettre en rentrant de chez Juliana!
Il commençait à faire frais au coucher du soleil, signe annonciateur de l’automne.
Quant à la cravate, elle ne la remettrait tout simplement pas après son entraînement de cet après-midi.
Même si les Rivoli semblaient être une famille assez ancrée dans la tradition italienne, elle n’avait reçu aucune consigne de la part de Juliana sur un quelconque code vestimentaire. Incertaine, elle envoya un message à sa meilleure amie pour demander son avis.
Voyant qu’elle ne répondait toujours pas, quand sept heures sonnèrent, Cassie décida qu’elle ne pouvait pas passer une minute de plus à tourner en rond dans ce grand condo légué par ses parents. Elle préférait, et de loin, attendre que les minutes jusqu’à son premier cours s’égrènent devant un bon moka du Café Loco. Elle y retrouverait la sérénité et le calme nécessaires pour réviser son plan de cours pour la journée.
Elle ramassa ses effets, dont sa mallette neuve, son veston et son sac à main, et sortit dans la fraîcheur matinale du début de septembre. Elle fit un rapide détour vers sa voiture, où elle jeta ses affaires de sport, puis se dirigea vers le café qui se dressait fièrement devant elle, de l’autre côté de la rue, tel un phare pour la guider tous les matins. La pelouse était trempée de la rosée qui brillait sous l’éclat du soleil, et l’air était encore chargé d’humidité. Cassie traversa l’étendue de verdure menant à la route en claudiquant : ses pieds s’enfonçaient de façon traîtresse dans la tourbe fraîchement coupée, et elle marcha sur la ganse de son sac deux fois avant de la ramener entre ses doigts.
À mi-chemin, les bras surchargés, elle faillit même échapper son veston en pleine rue!
Quelle empotée!
Du coin de l’œil, elle remarqua un groupe de fumeurs qui sembla s’amuser de la voir repêcher le vêtement in extremis en tentant de ne pas perdre les autres éléments qu’elle transportait. Aucun d’eux ne bougerait le petit doigt pour venir lui porter secours, bien entendu… Elle parvint finalement à destination, où elle se heurta à un problème de taille : la porte du café!
Alors qu’elle jonglait avec ses effets pour atteindre la poignée, une main sortie de nulle part la devança et lui ouvrit la voie. Cassie se retourna pour remercier son sauveur… et resta bouche bée devant la meilleure imitation de zombie qu’elle eut jamais vu franchir la porte de cet établissement.
Le plus séduisant, aussi.
Ses cheveux, d’une riche couleur chocolat, lui tombaient sur les tempes un peu n’importe comment, et ses yeux sombres semblaient encore gonflés par le sommeil. Le mort-vivant s’était coupé en se rasant, comme en témoignait l’éraflure à vif sur son menton volontaire, et le t-shirt blanc sur lequel il avait jeté une veste usée en cuir noir était froissé.
Il avait l’air peu avenant, à vrai dire, avec son front plissé et ses lèvres boudeuses, mais il venait de lui ouvrir la porte comme s’il s’agissait d’un geste naturel.
L’impression de dureté renvoyée par son visage s’intensifia quand Cassie le surprit à lancer une œillade assassine aux fumeurs.
Et pourtant, lorsqu’elle sourit pour le remercier, elle fut surprise de recevoir un hochement de tête en réponse. Elle avait travaillé dans cet endroit assez longtemps pour savoir que certaines personnes n’aiment pas bavarder avant d’avoir trempé leurs lèvres dans leur café, ce breuvage de résurrection par excellence.
C’est donc sans se formaliser de son mutisme qu’elle accepta de le précéder quand il l’y invita de sa main libre, et elle se dirigea vers la caisse pour commander. L’odeur du café fraîchement moulu qui embaumait déjà l’air la détendit d’un coup, agissant comme une promesse de l’univers : « tout ira bien aujourd’hui, tu peux y arriver ». Elle se délesta de ses affaires devant le comptoir où était appuyée la barista, Marie, qui l’accueillit avec un chaleureux sourire.
— C’est moi, ou tu es incapable de quitter définitivement cet endroit?
Cassandra rit. Elle venait ici tous les jours, sans exception.
— Qu’y puis-je? Mes pieds me ramènent toujours ici. Mes pieds, le café et le personnel, évidemment.
Marie sourit. Comme toujours, ses cheveux noirs tombaient en carré parfait au-dessus de ses épaules, et ses yeux de la même couleur pétillaient de bonne humeur… jusqu’à ce que, derrière Cassie, l’inconnu mal réveillé bâille bruyamment. Elle mit alors une main sur sa hanche en le toisant par-dessus l’épaule de sa cliente, qui se racla la gorge pour ramener son attention sur elle.
Marie haussa un sourcil en reprenant son sourire habituel pour s’adresser à elle, non sans jeter quelques œillades au malotru.
— Alors, que puis-je te servir ce matin?
Cassie sourit en sortant son portefeuille.
— J’aimerais un moka, s’il te plaît.
Puis, en s’appuyant sur le comptoir, elle déclara avec un clin d’œil :
— Offre à monsieur un grand Réveille-les-morts, s’il te plaît. C’est ma tournée.
Un zombie qui se montrait galant méritait bien de se faire payer une boisson chaude. Le Réveille-les-morts n’était pas une variété de café, en soi. Il s’agissait d’un code amusant que Cassie et son ex, Jim, avaient trouvé pour désigner le café le plus corsé du jour, du temps où ils travaillaient tous les deux ici. Le code était resté, alors que le couple était parti. Cela lui faisait encore bizarre de ne plus être de l’autre côté du comptoir.
Marie lui retourna son clin d’œil.
— Ça marche, ma jolie.
Elle transmit la commande d’une voix forte, en précisant de mettre beaucoup de crème fouettée, puis elle désigna du menton la tenue de Cassandra ainsi que les affaires éparpillées devant le comptoir.
— C’est ta première journée de cours?
— Ça paraît tant que ça?
La question lui valut un plissement de nez amusé.
— Juste un peu. Je suis certaine que ça va bien se passer. Tu vas tous les épater. Très classe, la cravate, d’ailleurs, déclara-t-elle en haussant la voix pour se faire entendre par-dessus le grondement du moulin à café.
Cassandra sentit un poids quitter ses épaules. Elle avait eu peur, un instant, que Marie lui dise que l’accessoire était superflu, voire hideux. Elle sourit de nouveau en la remerciant et reprit ses effets avec maladresse pour aller s’asseoir à sa table habituelle, tout au fond. Une fois installée sur la banquette, elle sortit son cahier de planification et oblitéra tout ce qui n’avait pas trait à la semaine à venir, bercée par le cliquetis de la vaisselle, le doux brouhaha des premiers clients pressés de la journée et le crachotement de la machine à expresso.
Elle débattait intérieurement sur l’approche à privilégier pour le premier cours quand Sophie, l’autre employée temps plein, passa lui porter sa boisson chaude. Elle avait des cheveux vert pomme qu’elle attachait toujours de chaque côté de sa tête, ce qui lui donnait un air d’adolescente excentrique et reflétait parfaitement sa personnalité pétillante.
— Tiens, un moka avec plein de crème fouettée, comme tu l’aimes.
Alors que Cassandra allait la remercier pour sa consommation, Sophie s’inclina vers elle et déclara, sur le ton de la confidence :
— T’as vu l’apollon qui te dévore des yeux depuis tout à l’heure?
Surprise, Cassandra se retourna et croisa le regard intense de son galant zombie. Il leva son café vers elle en hochant la tête : un merci silencieux pour l’offrande matinale, auquel elle répondit par un sourire timide.
Les joues en feu, intimidée par le coin de bouche qu’il releva avant de détourner les yeux, elle l’imita et échangea quelques mots avec Sophie. Pendant un instant, entre deux nouvelles sur leurs vies respectives, les jeunes femmes observèrent ce client qui semblait en transe : il tenait son gobelet, les sourcils froncés, comme s’il délibérait sur une question fondamentale.
Toute trace de sourire avait disparu de son visage, ce qui lui conférait un air austère.
Comme si sa mauvaise humeur était contagieuse, Sophie retourna derrière son comptoir sans un mot, laissant Cassandra se replonger dans sa tâche avec sérieux. Elle dégusta du bout de la cuillère la crème fouettée de sa boisson, concentrée sur ses notes, de plus en plus nerveuse à mesure que l’heure de partir approchait. Autour d’elle, quelques étudiants pianotaient doucement sur leur ordinateur portable, des clients allaient et venaient par la porte, qui émettait un tintement discret. Tous ces sons la réconfortaient. Le café était son oasis, sa bulle, ce qui lui permit de bien se préparer mentalement pour la journée à venir.
Lorsqu’il n’y eut plus ni crème fouettée à lécher ni notes à analyser, elle sortit du monde de l’éducation pour prendre une gorgée de son moka devenu tiède et remarqua au passage que le zombie avait quitté sa table.
Un sac de sport noir et blanc ainsi qu’une veste de cuir avaient été abandonnés sur la chaise jouxtant celle qu’il avait occupée, leur propriétaire étant désormais accoudé au comptoir.
Penché sur un bout de papier, stylo à la main, il repoussa les mèches rebelles de son front, puis froissa son message, qu’il expédia dans la corbeille la plus près.
Cassandra n’avait pas pour habitude de reluquer les inconnus. En fait, elle préférait éviter de le faire, car cela attirait l’attention. Pourtant ce matin elle était incapable de détacher son regard de celui-ci, même si elle faisait mine de fixer ses cahiers de cours, se contentant de l’observer par-dessous ses cils. Elle avait rarement vu un homme aussi beau ailleurs que dans les magazines de mode masculine. Était-ce son propre célibat qui commençait à la déranger, à magnifier la beauté des inconnus qui montraient un certain niveau de galanterie à son égard? Car c’est bien connu, la beauté est subjective.
Non, probablement pas, ou juste un peu… Sophie et Marie semblaient du même avis qu’elle : elles observaient le mystérieux homme au teint chaud écrire avec minutie sur une nouvelle serviette en papier, captivées par le mouvement du crayon, gloussantes d’anticipation.
Cassandra, elle, ne pouvait s’empêcher de conjecturer sur la présence de cet homme au Café Loco, mis à part y trouver sa dose de caféine. Pourquoi était-il seul? Était-il célibataire? Sûrement pas. Ou, si c’était le cas, il devait forcément y avoir une raison, un vice caché… Un jumeau diabolique, peut-être?
Oui! Comme dans les romans-savons américains! C’était probablement ça.
Cassandra ricana en se rabrouant. Elle était elle-même venue seule au café, alors pourquoi devrait-il nécessairement être accompagné? Juste parce qu’il était séduisant? Ça n’avait aucun sens.
Le t-shirt fripé qu’il portait n’était pas assez lâche pour dissimuler complètement les muscles prononcés en dessous, sauf au niveau de son abdomen, qu’elle imaginait sculpté à la serpe, pour aller de pair avec ses biceps massifs et ses avant-bras veineux.
Comme s’il avait senti son regard sur lui, il porta son attention sur elle. Prise en faute, elle sursauta, sans toutefois pouvoir se détacher de lui, en particulier quand il sourit. Ce n’était qu’un demi-sourire, mais il y avait tant de non-dits dans ce simple mouvement de lèvres qu’elle se sentit étourdie.
Quand son téléphone sonna, elle y vit un prétexte pour couper ce lien invisible qui semblait la rattacher à cet inconnu intrigant.
Il s’agissait d’un message envoyé par Juliana pour lui souhaiter une superbe première journée de cours et répondre à sa question.
« Évite juste le blanc… Avec mes frères, un repas de famille peut vite dégénérer en bataille de spaghettis 😛 »
Cassandra laissa entendre qu’elle dramatisait probablement un petit peu; cependant, son amie ne tarda pas à la contredire : « Je te jure, la plupart du temps, on ne dirait pas qu’ils ont ton âge. De vrais gamins! »
En roulant les yeux devant l’exagération, Cassie allait enchaîner avec sa propre réplique lorsqu’elle vit l’heure qu’il était : en retard et demi! Non, non, non, non et non! Pas la première journée, quand même!
Après avoir jeté ses affaires dans sa mallette, elle lança un « Bonne journée! » en l’air et se rua hors de l’établissement. Elle crut voir l’homme ouvrir la bouche sur son passage, mais aucun son ne lui parvint, car la porte se refermait déjà derrière elle.
Quel dommage, elle aurait tant aimé entendre sa voix!
Peut-être une autre fois?