Les jours ayant suivi ce fameux dimanche où Antonio et moi avions eu une discussion avec Cassandra étaient une torture. Si je ne pensais pas à elle le jour (ce qui n’arrivait que peu), je rêvais d’elle la nuit. Un songe revenait périodiquement où elle me réveillait avec mes pâtisseries préférées et finissait par me demander de lécher le sucre à glacer tombé sur sa peau. Comment refuser?
Le vendredi suivant, mon double barbu interrompit une dégustation onirique particulièrement agréable; quand j’entrouvris les yeux, appuyé dans l’encadrement de ma porte de chambre, il affichait un rictus étrange. Alors que je me demandais ce qu’il pouvait bien ficher debout avant moi, il me désigna du menton.
— À ta place, je me couvrirais.
Je baissai les yeux et constatai que Monsieur Content était exposé à l’air libre, les couvertures ayant décidé de se jeter hors de mon matelas, posé à même le sol depuis la puberté parce que j’avais tendance à en tomber aussi. Lorsque je rabattis les draps sur ma splendide masculinité, Antonio ricana et me balança d’une main un pantalon de pyjama.
— Un peu plus couvert.
Je retirai les pantalons de mon visage et scrutai son regard narquois, hébété. Pour que mon frère entre dans ma chambre comme ça, sans frapper d’abord, et qu’il sourie, il devait forcément se passer quelque chose. J’avais rapidement pris l’habitude de dormir nu comme un ver, sauf quand Juliana recevait des amis, car j’avais quand même un tant soit peu de pudeur… avec toutes les portes à l’étage, il était facile de confondre la salle de bain et ma chambre — c’était déjà arrivé!
Faisant aveuglément confiance à mon aîné, j’enfilai le vêtement sans poser de question et me recouchai dans l’espoir de glaner encore quelques heures de repos. J’avais fait la fermeture du café la veille et je ne travaillais pas avant le soir, au bar. Je pouvais donc me permettre une grasse matinée.
Antonio s’éclipsa en me souhaitant une bonne journée, et je me rendormis peu après avoir entendu la porte se refermer derrière lui.
La Cassandra de mes rêves m’attendait toujours à moitié nue. Splendide. Elle était splendide. Son visage en forme de cœur, ses lèvres fines bien roses qui s’écartèrent pour susurrer mon prénom…
— Luca… Luca… prononça-t-elle de plus en plus bas.
Je m’éveillai à moitié. Quelqu’un tentait de me réveiller. Probablement Tobia. S’il posait ne serait-ce qu’une main sur moi, basta! je le forcerais à se recoucher avec moi, comme d’habitude. Il finirait pas apprendre un jour que j’étais assez grand pour me lever tout seul… Je baragouinai quelques mots en italien sans ouvrir les yeux.
— Luca, je ne comprends pas, fit la voix, qui n’était manifestement pas celle de mon frère.
La panique me paralysa, et mon réflexe fut de garder les yeux obstinément fermés. Peut-être ainsi cette hallucination ne s’évanouirait pas. Car il ne pouvait s’agir que d’un songe… jamais Cassandra n’entrerait dans ma chambre.
Oh, dio mio. Cette main sur mon bras. Certainement pas l’appendice de l’un de mes jumeaux, dont les mains étaient râpeuses… mais alors… Cassandra, la vraie, était dans ma chambre et tentait de me réveiller!
La bonne chose à faire aurait été d’ouvrir les yeux. D’accueillir cette jeune femme avec un charmant sourire et lui dire que mon frère n’était pas là.
Mais la fatigue… la fatigue l’emporta. Ouste, les questionnements et l’hésitation! Je voulais dormir encore un peu plus, j’étais épuisé. Et puis, cette situation incongrue m’offrirait du même coup une proximité avec celle que je convoitais, celle que je n’aurais jamais.
Une seule fois, et après je pourrais passer à autre chose. L’étreindre pour de vrai, tout contre moi.
— Ti prego, solo cinque minuti, Tobia, grommelai-je pour plus de réalisme. Vieni qua.
Ni une ni deux, j’entraînai Cassandra sous les couvertures avec moi, poussant l’audace jusqu’à nicher mon nez dans son cou, les bras autour d’elle dans une étreinte à la limite de la bienséance. Je feignis un ronflement assez réaliste — fruit de longues années d’entraînement — afin de peaufiner mon jeu de grand dormeur, convaincu qu’il me permettrait de m’en sortir si jamais on me reprochait quoi que ce soit…
Et les remords m’assaillirent. Je lui avais promis que je la laisserais venir vers moi, mais je venais de la forcer à se coucher avec moi, dans mon lit, sans son consentement.
Je faillis bien relâcher le trésor contre mon cœur pour m’excuser de mon comportement puéril et inapproprié, prêt à essuyer une gifle ou toute forme de refus verbal ou physique… mais son rire secoua le matelas, un son apaisant et merveilleux, et j’esquissai un sourire contre sa peau à l’odeur enivrante, heureux.
Plutôt que de repousser mon étreinte et de se lever, Cassie soupira. Avais-je rêvé, ou venait-elle de se lover contre moi?
Tout de même honteux d’avoir usé d’un stratagème aussi scandaleux, je profitai de ce précieux moment qui resterait à jamais gravé dans ma mémoire : celui où Cassie s’assoupit dans mes bras.
Je dus m’endormir à mon tour, car l’instant d’après je me réveillais en sursaut, confus, et avec une incroyable érection… devant Cassandra! Oh, non, non, non, non! J’esquissai un geste pour me couvrir les parties, ayant momentanément oublié le début de la matinée. Le passage de mon frère, et ses paroles sibyllines, se rappelèrent à moi.
Figlio di… No, Luca.
J’avais toujours refusé d’utiliser cette expression envers mes frères. Impossible de me résoudre à insulter ma propre mère. Jamais! Mais quand même…
Ce crétin savait que Cassandra devait passer, c’était obligé. Mais pourquoi était-elle là?
La jeune femme était assise sur le sol près de mon matelas, trop loin pour que je puisse distinguer ses traits en raison de ma myopie, mais j’imaginais quelques traces de sommeil toujours apparentes sur son visage, un sourire sur ses lèvres invitantes, lorsqu’elle me salua.
— Dol… commençai-je avant de me reprendre d’un “Cass’” hésitant.
Je plissai les yeux d’instinct pour focaliser sur son visage, en vain. Tant que je ne mettrais pas mes lunettes, que je détestais porter, ou mes verres de contact, sa tête et son corps (que je savais parfaits) demeureraient aussi flous que les murs derrière elle, leurs couleurs se fondant les unes dans les autres.
Pour dissimuler mon malaise de ne pas la voir clairement, je me préoccupai de la situation immédiate.
— Si tu cherches Antonio, il travaille ce matin… déclarai-je, incertain de l’issue que je cherchais.
J’aurais aimé qu’elle reste, mais sous quel prétexte? Le rire discret de mon interlocutrice me ramena à de meilleurs dispositions, en particulier lorsqu’elle précisa :
— Je sais, c’est lui qui était chargé de me laisser entrer.
Une partie de moi s’illumina à la pensée qu’elle était venue pour me voir, moi. Pourtant je voyais mal pourquoi. Ou je refusais de m’attarder sur la question. Mon questionnement dut être apparent, car elle ajouta en désignant un truc rectangulaire à ses pieds :
— J’ai apporté des beignes, mais j’ai bien peur qu’ils n’aient soufferts un peu…
Je clignai des yeux, et fronçai les sourcils à la mention de ces douceurs auxquelles j’avais du mal à résister. La situation était un peu trop parfaite, très semblable à ce rêve que…
Mon cerveau, quoiqu’encore légèrement embrumé par le sommeil, n’eut aucun mal à faire un plus un.
Il n’y avait qu’à Antonio que j’avais confié le rêve particulièrement osé mettant en scène Cassandra et cette immense boîte de beignes à la framboise saupoudrés de sucre à glacer. Était-il responsable de cette situation, ou n’était-ce qu’une coïncidence?
— Je peux les laisser en bas si tu n’en veux pas… déclara-t-elle, manifestement déçue de mon attitude.
— Non, non, dis-je en me redressant et en passant une main sur mon visage, complètement hébété par ce qui m’arrivait. Je suis désolé, mais je suis surpris. Je ne m’attendais pas à ta visite… est-ce qu’on devait se voir?
Peut-être avais-je oublié que nous avions un cours et qu’elle était venue me chercher? Possible. J’aimais mieux cette possibilité que celle d’un frère désirant me torturer. Que lui avais-je donc fait pour qu’il recrée une partie de mes fantasmes avec autant de précision?
Je devinai un hochement de tête négatif avant qu’elle se penche pour se saisir de la boîte de beignes et me la tendre.
— Je me suis dit qu’on pouvait s’entraîner rien que tous les deux aujourd’hui… laissa-t-elle tomber en haussant une épaule, alors que je prenais une pâtisserie au hasard avec une lenteur inhabituelle.
Je savourais à la fois ce moment historique et la première bouchée de mon beigne, les yeux fermés pour leur donner un peu de répit en attendant de mettre mes verres de contact — hors de question que je mette mes lunettes devant Cass’, sans compter qu’elles étaient moins pratiques pour le combat… bon sang, elle voulait qu’on passe du temps ensemble aujourd’hui!
Le goût du beigne n’en fut que plus exquis.
— À moins que l’offre ne tienne plus en raison de notre conversation de l’autre soir?
Cette suggestion m’affola à tel point que je faillis m’étouffer avec le bout de pâte que je mâchais toujours, et je déglutis bruyamment avant de lui confirmer que l’offre tenait toujours. Je m’étirai pour attraper une serviette en papier sur la pile que je gardais toujours dans un tiroir de ma table de chevet.
— Dio mio… cette conversation ne change absolument rien! m’exclamai-je encore, désirant être clair sur mes intentions.
Pas question de laisser passer un seul instant avec cette femme sous prétexte que je ne pourrai jamais l’embrasser, ni donner suite à ce rêve sucré la mettant en vedette… elle m’était précieuse en tant qu’amie d’abord et avant tout.
J’aurais tellement aimé voir ses yeux quand elle s’exclama “Bien!”. Sa voix avait un ton différent de ce à quoi je me serais attendu… moins soulagé que convaincu, comme si je ne lui avais rien appris. Comme si je lui avais fourni exactement la réponse qu’elle… attendait.
Mon cerveau peinait à tout relier, mais en bout de ligne, peu importait la raison de sa venue. Elle était là, et je devais saisir cette occasion de passer du temps avec elle.
— Maintenant mange, asséna-t-elle d’un ton comico-autoritaire, parce que je n’ai pas l’intention de te laisser gagner.
Sa réponse était digne de la Cassandra qui m’avait séduite d’emblée. Et j’acceptais avec joie ce défi qu’elle me lançait de façon délibéré.
— Tant mieux, répondis-je en mordant à pleines dents dans un autre beigne. Parce que je t’ai aussi promis de ne pas t’épargner même si tu es la meilleure amie de ma sœur, et je ne compte pas changer d’avis rien que parce que tu es aussi la copine de mon jumeau.
Étrangement, je n’avais pas besoin de voir son visage pour savoir qu’il venait de s’illuminer. Nous étions encore sur la même longueur d’ondes, et cette journée s’annonçait plus qu’intéressante.